Réputés pour être les deux pires journalistes du PAG
(Paysage Audiovisuel Grolandais) Michael Kael et Gustave de Kervern dissimulent
en fait leur véritable identité. S’ils jouent les trublions sur Canal + en
participant aux émissions de Groland, Benoît Delépine et Gustave Kervern de leurs vrais noms, sont en réalité deux
grands auteurs, mais aussi des réalisateurs vraiment très doués.
C’est en 2004 que le duo frappe pour la première fois avec Aaltra. Contrairement à ce que l’on
aurait pu croire, les deux réalisateurs ont délaissé l’humour cru et potache de
Groland, qu’on leur associe, afin de livrer un road movie décalé et
contemplatif. Place à l’humour absurde, évasif et parfois acide dans cette
comédie dont les fauteuils roulants des protagonistes roulent hors des sentiers
battus. Un film d’handicapés pas handicapant, réalisé magistralement dans un
noir et blanc magnifique. Un essai plus que transformé qui a directement placé
les deux compères dans la catégorie des réalisateurs à suivre.
Avide de faire des films, le duo revient deux ans plus tard
avec leur œuvre la plus atypique, mais non pas la moins intéressante, Avida. A la limite du surréalisme, le
film n’est pas forcément évident à saisir. Avec un humour poussant l’absurde à
une sorte de paroxysme qui élude presque
toute compréhension, c’est avec étonnement que l’on regarde cette curiosité
cinématographique qui ne délaisse toutefois pas le rire. Encore une fois
réalisé dans un magnifique noir et blanc, le film est à voir, ne serait-ce que
pour découvrir une face cachée du cinéma français récent.
S’accoutumant de sortir un film tous les deux ans, c’est en
2008 que sort en salle Louise-Michel,
troisième réalisation du duo Delépine/Kervern. Le 24 décembre pour être précis.
Et en cette veille de Noël, c’est un cadeau assez spécial que nous offrent les deux réalisateurs. Très sombre, le film n’en reste pas moins une comédie décalé
à l’humour parfois très particulier, et lorsque l’on rit, c’est souvent très
jaune. Comédie, mais aussi film social sur une réalité du travail de plus en
plus dur à appréhender, la seule issue pour les personnages est le meurtre.
Radical en apparence, tristement drôle en évidence.
Tel un pachyderme prêt à tout écraser dans le paysage
cinématographique français, Mammuth
arrive sur les écrans en 2010. Bien que potentiellement dramatique dans son
sujet, le film surprend grâce à sa fraîcheur et offre une bouffée d’air frais
aux spectateurs. Encore une fois, le protagoniste cherche à s’en sortir,
prisonnier d’un système qui l’empêche de vivre sa retraite paisiblement. Moins
cru que leur précédent film, il n’en reste pas moins ici une œuvre qui propose
encore une fois son lot de personnages atypiques complètement brisés.
Cependant, ici l’évasion est possible, et pas en fauteuil roulant, mais en
moto, via la recherche et la trouvaille, et pas forcément celle prévue.
Deux ans se sont écoulés depuis la sortie de Mammuth, il semblait donc assez logique
de voir arriver dans les salles de cinéma un nouveau film du fameux duo. Le Grand Soir, c’est son titre.
Continuant dans la veine des deux précédents films, un drame social dans lequel
l’humour est une issue pour le spectateur afin de pouvoir regarder une réalité
difficile et existante sans détourner les yeux, Le Grand Soir s’avère probablement le film le plus sombre des deux
réalisateurs. Pas déprimant pour autant, ne poussant pas celui qui le regarde
au suicide, le film offre à voir une réalité malheureusement véritable et de
laquelle personne ne semble vouloir s’extirper. Heureusement, ce n’est encore
une fois pas sans humour que Benoît Delépine et Gustave Kervern signent leur
œuvre, même si l’on rit principalement très jaune.
Not, interprété par Benoît Poelvoorde, est le plus vieux
punk à chien d’Europe. Jean-Pierre, son frère, est vendeur dans un magasin de
matelas, et en plein divorce. Le premier semble se complaindre dans sa vie,
même s’il reconnaît qu’elle n’est pas forcément évidente à vivre. Le second
connaît une situation moins évidente, et tente d’arranger les choses. Lorsqu’il
perd son emploi, en pleine période de crise économique, il n’envisage plus qu’une
seule issue. C’est toutefois grâce à l’aide de son frère qu’il va plus ou moins
s’en sortir, essayer tout au plus. Pour cela, une seule solution, faire la
révolution, à leur façon.
Gustave Kervern et Benoît Delépine nous l’ont confirmé avec Aaltra et ont continué avec leurs autres
films, ils sont des auteurs. A la fois pince-sans-rire, doux-amer, décalé et
absurde, leur humour particulier mais très rarement poussif est leur marque de
fabrique. Mais c’est aussi leur analyse et leur façon de traiter le genre
humain et la société actuelle qui se ressent lorsque l’on regarde leurs films.
Toujours vrai, jamais caricatural, l’humain est un reflet de ce qu’il est dans
la réalité, même si le ton est parfois volontairement exagéré. Souvent cassés,
brisés, plus que la moitié de ce qu’ils étaient, à l’instar de ces deux voisins
en fauteuil roulant, de cette jeune fille cancéreuse, ou encore de la nièce qui
possède une vision du monde qui lui est propre, pour n’en citer que quelques un,
les personnages sont fragiles, déstabilisés, déstabilisants, perdus dans un
monde qui ne veut plus d’eux et qui ne les reconnaît plus. Et finalement, si
l’on pourrait croire à des présentations de protagonistes allant de plus en plus dans la surenchère et
évinçant le réel, on se rend rapidement compte que c’est de par leur impotence
plus ou moins mise en avant que les personnages sont proches de la réalité de
ce monde. Le duo de scénaristes/réalisateurs ne se contente donc pas de
réaliser de simples films dramatiquement drôles, ils poussent jusqu’à une
réflexion sur le monde qui nous entoure (probablement involontaire de leur part
à en croire ce qu’ils en disent, ou du moins, plus poussée qu’ils ne pensent le
faire), et c’est ça la véritable force de leur écriture.
Le constat est évidemment présent dans Le Grand Soir, et atteint même une sorte de paroxysme. Jamais leur écriture
n’aura été aussi sincère et proche du réelle. Dans un contexte économique de
crise sociale, ce sont des gens ordinaires qui sont présentés, et même le
moindre figurant semble affecté, à sa manière, par ce fléau. Les personnages
principaux, brisés socialement, doivent évoluer dans un monde qui n’a plus rien
à leur offrir, même pas un emploi, même pas une issue de secours. Parce que
c’est finalement le constat de ce film : il n’y a aucune échappatoire. Les
deux protagonistes, qui sont « not dead », ils le précisent, font
face à une société dans laquelle rien ne leur permet de s’enfuir, de se
libérer. Un monde dans lequel même le suicide en devient inefficace. Là où Louise-Michel, film déjà assez sombre
des deux réalisateurs, proposait une issue, certes très noire, qui passait par
le meurtre, Le Grand Soir n’offre aux
personnages comme solution de liberté que le choix de vivre et de le proclamer,
puisque plus rien d’autre ne fait effet.
Cependant, Benoît Delépine et Gustave Kervern ne sont pas
que des scénaristes, ils sont aussi des metteurs en scène. Dès leur premier
film, on a pu découvrir leur style, adepte des plans longs, cadrés, et peu
propice au sur-découpage. Dans Le Grand Soir,
on retrouve leur marque de fabrique, mais ce que l’on constate avec leurs
films, c’est que la réalisation est en constante évolution. Ici, c’est
principalement la caméra portée qui est mise à l’honneur lorsqu’il s’agit de se
renouveler. Que les amateurs de plans fixes se rassurent, elle n’est pas
omniprésente, et surtout, elle est employée de manière totalement maîtrisée et
servant impeccablement la mise en scène. A l’instar de ce gros plan constant
sur Albert Dupontel qui marche, plan qui dure et qui retranscrit parfaitement l’état
d’esprit du personnage. Dis comme cela, l’exemple n’est pas très parlant, mais
lorsque l’on se retrouve devant cette scène, on ne peut qu’admirer la
réalisation de cette séquence. Les fameux plans fixes et longs chers aux deux
réalisateurs sont aussi présents. Avec un souci du détail et du cadre, la
longueur et la durée des plans, moins contemplatifs que dans certains de leurs
autres films, offrent aux spectateurs une vision large et réaliste de ce qui
est montré. Qu’on se le dise, les deux réalisateurs ne se tarissent pas avec le
temps, ils évoluent et se bonifient.
La réalisation, c’est savoir mettre en scène un film, mais c’est
aussi diriger des acteurs. Kervern et Delépine l’ont assez prouvé, ils sont
doués pour cela. La performance de Gérard Depardieu dans Mammuth, sa meilleure depuis bien longtemps, en est la preuve. Dans
Le Grand Soir, le duo dirige Benoît
Poelvoorde et Albert Dupontel pour les personnages principaux. Si le second est
très bon, mais joue finalement dans la norme de ce qu’il fait habituellement
(sauf quand il se dirige lui-même), c’est du côté de Poelvoorde qu’il faut
aller pour se rendre compte de sa performance. Parfaitement interprété et
magistralement dirigé, l’acteur belge trouve ici son meilleur rôle. Habitués des
invités atypiques dans leurs films, les deux réalisateurs offre un rôle à la
chanteuse assez excentrique Brigitte Fontaine. Toujours aussi déstabilisante,
elle n’en est pas moins plus crédible dans le rôle de cette mère complètement
hors du monde. On retrouve aussi les habitués des films du duo, parfois à
contrepied de ce que l’on pourrait attendre. De ce côté-là aussi c’est une
réussite.
Avec Le Grand Soir,
Gustave Kervern et Benoît Delépine réalise une dramédie à la fois drôle et
tragique sur la société actuelle et l’espoir de s’en sortir, malgré des issues
inexistantes. Au son de la musique punk, le duo signe ici leur meilleur film,
maîtrisé de bout en bout. Noir, réaliste, et finalement pas aussi désespéré qu’il
n’en a l’air, le film devient presque le porte-parole d’une société en désarroi
désireuse de s’en sortir, mais ne faisant rien pour. Finalement, c’est
peut-être l’esprit punk la solution. Drôle et dramatique, propice au rire très
jaune, et offrant à Benoît Poelvoorde son meilleur rôle, Le Grand Soir est plus qu’une claque, il est une prise de
conscience. Celle d’une société, et celle d’un grand cinéma.
Sortie en salle le 6 juin 2012